COURS 2 : L'HOMME

I)AUX ORIGINES DE LA QUESTION HUMAINE

 Il y a plus de 70 ans, après qu'ont été libérés les camps d'extermination et de concentration nazis que l'humanité découvrait par delà les classiques du mal, une entreprise de négation de l'humain et de l'homme. 2 ouvrages majeurs doivent éclairer les prémisses d'une interrogation sur l'homme, qui est aussi questionnement sur le sentiment d'être humain et sur l'inhumain : Si c'était un homme de Primo Lévi et l'Espèce humaine de Robert Antelme. 

            Primo Lévi et le sens de l'expérience vécue dans les camps :  

« Nous appartenions à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous. L’œuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été terme par les Allemands  vaincus ; ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes. (…). Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous ; aussi peut-on qualifier de non humaine l'expérience de qui a vécu des jours où l'homme a été un objet aux yeux de l'homme. » (Ch 17).

 « Le ressort de notre lutte n'aura été que la revendication forcenée, et presque toujours ellemême solitaire, de rester, jusqu'au bout des hommes. » « Dire qu l'on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l'espèce, peut apparaître alors comme un sentiment rétrospectif, une explication après-coup. » « La mise en question de la qualité de l'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine. Elle sert ensuite à méditer sur les limites de cette espèce, sur sa distance à la « nature » et sa relation avec elle, sur une certaine solitude de l'espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son unité indivisible. » L'espèce humaine.  

1)L'homme en débat

 La question de l'Homme aujourd'hui, c'est la question de la fin ou du renouveau de l'humanisme. C'est donc également la question de la validité du contenu de cet humanisme. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault dit : « L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. » De fait, le structuralisme des années 1960, remettant en question la centralité de l'Homme comme sujet philosophique a semblé sonner la fin de l'humanisme qu'on appelle anti-humanisme contemporain. Sont remis en question l'héritage de l'humanisme moral et philosophique issu d'une part de la Renaissance au XVIème siècle, d'autre part de la rupture cartésienne au siècle suivant (affirmation du sujet : « Je pense donc je suis »)et enfin de la philosophie morale et politique des Lumières au XVIIIème siècle. Maurice Blanchot dit : « Dire noblement l'humain en l'homme, penser lhumanité dans l'homme, c'est en venir rapidement à un discours intenable et, comment le nier ? Plus répugnant que toutes les grossièretés nihilistes. 1»  

 Du coup, c'est apparemment la fin de la philosophie confrontée au « décentrement du sujet » et son remplacement par les sciences humaines. L'histoire, la sociologie et l'ethnologie ont paru pouvoir se substituer à une forme obsolète d'interrogation de la condition humaine, la philosophie. 

 Cette « fin de l'homme » vient également de « l'ère du soupçon » inauguré par Marx, Nietzsche et Freud (l'expression vient de Sarraute et désigne pour elle l'héritage du Xxème siècle tout entier). D'autre part, l'histoire du siècle porte le spectacle paradoxal d'une violence et d'une barbarie dont l'échelle dépasse les pires cauchemars de l'humanité, en même temps que d'une accélération vertigineuse du progrès technique et scientifique. Les valeurs humanistes, la promesse d'un progrès continu de l'humanité se trouvent en premier lieu affectées par l'histoire récente. Ce « malaise dans la civilisation » (FREUD), cette »crise de la culture » (ARENDT) soulèvent des questions majeures  : Qu'est-ce que l'Homme ? D'où vient-il ? Où va l'humanité ? Pourquoi existe-til qque chose plutôt que rien ? A ces questions, la philosophie, les arts, la littérature apportent des réponses d'une grande diversité. Pour autant, la politique, les différentes composantes de l'univers social ne sont pas exemptes d'une prise de position de l'homme. Ainsi Paul Valéry note dans « Regards sur le monde actuel » : « Toute politique, même la plus grossière, suppose une idée de l'homme ». La question : « Qu'est-ce que l'homme ? » est donc première : les religions et la philosophie ont ainsi proposé le cadre, aujourd'hui encore opératoire de la « question humaine ».  

1.2)Les religions et l'origine de l'homme

 L'homme existe et cette existence est un mystère : pourquoi existe-t-il qqch-l'univers-plutôt que rien ? Et pourquoi au centre de cet univers, l'Homme plutôt qu'autre chose ? Et cet homme, quel est-il ? En quoi se distingue-t-il fondamentalement des autres êtres vivants existant dans l'univers ? Toutes les traditions religieuses peuvent être lues dans une entreprise anthropologique : toutes contiennent, explicite ou non, un certain discours sur l'Homme. Ce discours se fonde en premier lieu sur un récit qui tente de percer le mystère de l'existence même de l'humanité. Comment l'Homme est-il advenu et pourquoi : tels sont les fondements de l'anthropologie religieuse. 

 La genèse de l'Homme, ce récit des origines, inscrites hors du temps comporte nécessairement une dimension ontologique, ie une réflexion sur l'être (l'essence) de l'Homme. Elle porte sur l'être et la valeur de l'homme. Rares sont les religions qui, à l'instar du bouddhisme, s'abstiennent de proposer de tels récits. Ces derniers correspondent à 2 schémas essentiels : ou bien

 

1 NRF n°179, cité par E. Levinas Humanisme de l'autre homme.  

l'apparition de l'homme est spontanée-ou bien l'homme est la création d'un Dieu-cette conception créationniste est la plus répandue. Obéissant au 1er schéma, la représentation chinoise qui voit dans l'homme une image du monde : l'homme forme, en accord avec le ciel et la terre, la triade qui fonde l'univers ; il est à la fois le lieu et le produit de l'union du ciel et de la terre, sa fonction sera donc d'assurer l'harmonie cosmique.Fidèle au mythe d'un dieu créateur, le judaïsme affirme essentiellement que l'Homme fut créé à l'image de Dieu (Genèse, 1, 27) présentant à la fois l'homme comme semblable et distinct de Dieu. Dans la tradition rabbinique, « l'acte de création est défini comme un acte altruiste qui voit Dieu tout-puissant maîtriser sa puissance pour faire place à autre que lui-même, l'Homme né ainsi de cette grâce généreuse, dans le vide de la Divinité. » écrit Shmuel Trigano dans Encyclopédie des religions, tome 2. Dans la Genèse, le récit de la création de l'homme vient le6ème jour. Le terme employé «l' adam » désigne aussi bien l'homme que la femme ou le genre humain en général. Le Talmud insiste sur cette universalité du genre humain au point de désigner la « poussière » avec laquelle Dieu a façonné l'Homme comme recueillie dans toutes les régions du monde. L'origine de l'humanité est donc unique .  

1.3)A la recherche de « l'humanité de l'homme »

 Si l'on affranchit la question humaine de toute dimension transcendante, si l'on oublie en l'homme ce caractère divin dont certains systèmes offrent la conception que reste-t-il de « l'humanité » de l'Homme ? La définition de l'humain appelle la définition de « l'inhumain » et l'existence du mal (VOIR COURS 7) qu'on le dise « banal » ou « radical ». Cela a à voir avec ce que l'homme considère de lui-même-de ce qu'il est, de ce qu'il doit être. Mais fondamentalement comme l'écrit Michel Serres, « nous ne savons pas nous définir » Paradoxalement c'est dans ce creux, cette imprécision, cet indéfinissable que se joue en premier lieu l’humain de l'homme, le « monstre incompréhensible » de Pascal ou « l'incandescent » de Serres : « L'homme, cette inconnue : x à toutes les valeurs parce que sans valeur. Devenir homme tend vers cette indétermination blanche. » L'Incandescent, « Nature et Culture », 2003. Ainsi comme l'écrit JeanClaude Guillebaud dans son ouvrage, Le Principe d'humanité (2001), « Le principe d'humanité nous apparaît à la fois comme essentiel et insaisissable. Mais comment pourrait-il en être autrement ? L'humanité de l'homme n'est ni un constat vérifiable, ni le fruit d'une recherche c'est un projet. (…) L'humanité fait partie de ces principes énigmatiques et qui doivent sans relâche être réinterrogés et défendues, faute de quoi ils se  dissolvent et disparaissent dans le fracas de l'histoire naturelle. (…). Le principe d'humanité existe parce que nous voulons qu'il en soit ainsi. » Épilogue.  

2)Une brève histoire de l'humanisme

       Emmanuel Lévinas écrit dans Difficile liberté ce qu'est l'humanisme au Xxème siècle : « Jusqu'à une période relativement récente, l'humanité occidentale cherchait dans l'humanisme sa raison d'être. Dans un sens large, l'humanisme signifiait la reconnaissance d'une essence invariable appelée « homme », l'affirmation de sa place centrale dans l'économie du Réel et de sa valeur engendrant toutes valeurs : respect de la personne, en soi et autrui, imposant la sauvegarde de sa liberté ; épanouissement de la nature humaine, de l'intelligence dans la Science, de la création dans l'Art, du plaisir dans la vie quotidienne ; satisfaction des désirs sans préjudice pour la liberté et les plaisirs des autres hommes et, par conséquent, instauration d'une loi juste, ie d'un État raisonnable, et libéral, ie encore d'un État en paix avec les autres États et ouvrant surtout, c'est un point important, aux individus un domaine aussi large que possible du privé, au seuil duquel la loi s'arrête. Une limite de la loi est essentielle à l'humanisme. »  

 Historiquement, c'est seulement à la Renaissance que l'on croit pouvoir parler d'« humanisme ». Encore cette notion doit-elle pouvoir être maniée avec précaution : c'est à partir de 1765 seulement que les dictionnaires l'utilisent comme « estime et amour général de l'humanité ». A l'origine le nom et adjectif « humaniste » est, nous apprend le Dictionnaire historique de la langue française, un emprunt de la Renaissance au latin moderne humanista dérivé de humanus : « Le mot désigne d'abord un lettré qui a une connaissance approfondie de la langue et de la littérature grecques et latines. Au XIXe siècle, l'humaniste est un « penseur qui prend l'homme comme valeur suprême. »

2.1)L'homme avant l'humanisme

 La notion d'humanité, de genre humain émerge avec la révolution du christianisme ; celle-ci substitue en effet à la communauté de sang, ( « l'humanitas ») des Latins et à la communauté formée par les membres de la Cité, la polis des Grecs, l'idée d'un genre humain formé de toutes les races et de toutes les générations, véritable universel dont l'histoire est commune et a un sens. L'émergence de la notion de genre humain et celle de la notion d'histoire sont en effet étroitement liées.

 La notion de progrès remplace la temporalité cyclique des Grecs.  Ainsi l'homme médiéval est-il doublement défini ; il est un être procédant de la divinité, car crée par Dieu à son image, et il est un croyant. Il est l'enfant de Dieu et le frère du Christ. Mais, première des créatures de Dieu, son ambivalence est essentielle. Le MA oscille entre 2 visions : l'Homme faible et pécheur domine le Haut MA du Vè au Xie siècle, tandis que l'Homme et de Dieu domine à partir des XIIème et XIIIème siècles. 

Premier humanisme propre à l'homme médiéval : loin d'être un accident ou un événement fortuit, l'Homme est le centre du monde et ce dernier na été créé que pour lui. Parallèlement, la nature se trouve désacralisée (Chapitre 8, La Nature).  

2.2)Renaissance et humanisme européen

 Au Xvème et au XVIème siècle, les nouvelles certitudes se défont et l'homme devient la notion centrale. 

Le terme d'humanisme est une invention rétrospective dont les XVIIème et XIXème siècles sont responsables. Il n'existe à la Renaissance que des humanistes, ie des hommes qui s'adonnent aux humanités lesquelles sont censées permettre d'acquérir des qualités morales et intellectuelles qui font d'un enfant une personne pleinement humaine, guidée par sa raison et sa capacité à maîtriser les mouvements de la nature. Enfin, le terme d'humanisme désigne à la fois le mouvement intellectuel et littéraire qui se répand en Europe dans les années 1490-1550, fondé sur un retour à la pensée gréco-latine, et une certaine vision de l'Homme commune aux artistes et « intellectuels de la Renaissance.  

 De quelle vision de l'Homme s'agit-il ? En premier lieu d'une fonction philologique et d'une fonction pédagogique, cette éducation de « l'honnête homme » que l'on retrouve notamment dans l'injonction de Gargantua à son fils Pantagruel : « acquiers-toi parfaite connaissance de l'autre monde, qui est l'homme. » (Pantagruel, Ch 8). En second lieu, l'humanisme représente une réhabilitation de l'homme et de la vie humaine. Contre une vision négative de l'Homme marquée par la faute originelle et par la mort, l'humanisme promeut l'idée d'homme en insistant sur sa vitalité et sa perfectibilité et en décrivant un modèle supérieur d'humanité inspiré par la figure du Christ, notamment dans l’œuvre du « Prince des humanistes », Erasme, auteur du Manuel du Chevalier chrétien et de l'Eloge de la folie. 

 Il se dégage dès lors des écrits humanistes l'image moderne d'un Homme qui se crée luimême par l'étude et l'usage de la Raison : la volonté et l'intelligence qui caractérisent l'Homme font de lui un être libre et responsable, en perpétuelle transformation, capable de s'améliorer et de s'enrichir, en somme d'être le maître de son destin sous le regard de Dieu. Idées qui s'expriment dans le célèbre Discours sur la dignité de l'Homme de Pic de la Mirandole et des principaux représentants avec Erasme de l'humanisme chrétien qui concilie promotion de la dignité et de la liberté humaines et croyance en un Dieu créateur, défini comme tout-puissant et suprêmement bon. 

 Avec cette notion de dignité humaine, une nouvelle éthique dont nous sommes encore aujourd'hui les héritiers se met en place. Idée que l'homme ne naît pas accompli, mais se fait luimême, signe de sa liberté et origine de son sentiment de responsabilité à l'égard de soi-même et des autres (iée dont l'existentialisme sartrien retrouvera l'inspiration), émergence de la notion de « personne humaine » dans le droit fil de la philosophie stoïcienne et de l'anthropologie chrétienne. L'homme devient alors cet être singulier, fondateur de lui-même, que connaît la modernité avec une telle évidence.  

2.3)Le moment cartésien

 Pour René Descartes, dans le Discours de la méthode, la Raison est première et universelle en l'homme et doit conduire l'existence humaine. C'est le sens de l'ouverture du Discours : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceuxmêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils n'en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt que cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale à tous les hommes. » 

 Ce que doivent apporter la philosophie et la science, c'est une méthode pour bien user de la Raison posée comme un postulat. C'est donc- révolution majeure- le sujet humain qui lui seul fonde le savoir, ie la connaissance du vrai et du faux. Même si Descartes continue d'affirmer que l'idée de Dieu est le seul authentique garant de la vérité de la science, l'affirmation du cogito cartésien ouvre la voie à l'émancipation de l'Homme de toute définition ou légitimation transcendantes. L'Homme ne se réclame plus que de lui-même, ie de sa propre Raison. Et Descartes lui indique que la condition essentielle de cette émancipation est le doute. Ainsi doutera-t-il de tout, y compris de luimême et c'est ce doute qui est la preuve ultime de l'existence humaine. « Après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que : Je cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. » « Méditation seconde ». Ainsi l'homme se définit-il par sa faculté de penser ; on ne saurait dire avec plus de force l'autonomie de l'homme qui détient lui-même la faculté de se donner à lui-même la preuve de sa propre existence. Idée qui mène Descartes à la faculté des hommes à maîtriser leur environnement, à se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » Discours de la méthode (6ème partie).  

2.4)Les Lumières et la réalisation de l'humanisme

 La Raison se définit comme une faculté critique. A l'instar de Kant dans Qu'est-ce les Lumières ? Les Lumières sont étroitement liées à la Raison, Lumières et jugement critique, Lumières et autonomie : « Les Lumières, c'est la sortie de l'Homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. (…) Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Les Lumières poussent jusqu'au bout la logique cartésienne et en font le moteur d'une véritable émancipation qui va prendre la forme dune lutte politique et intellectuelle en vue de la libération de l'Homme et de tout ce qui l'oppresse et nie en lui cette faculté rationnelle essentielle.

Dès lors surviennent une libération vis-à-vis de la foi, de l'intolérance religieuse et culturelle. Libération qui passe par l'éducation et le savoir. But de L'Encyclopédie. « Le but d'une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de les transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain. » L'idée de progrès est inhérente à l'humanisme des Lumières, même s'il ne faut pas prêter à ces philosophes une conception naïvement optimiste de l'Histoire. 

 L'anthropologie des Lumières trouve une expression synthétique dans la Déclaration Universelle des droits de l'homme et du citoyen de 1789. A cette apogée de l'humanisme correspond sur le plan littéraire, l'émergence du Moi à part entière. Certes Montaigne écrivait déjà dans ses Essais : « car c'est moi que je peins » « je suis la matière de mon livre » . A l'instar de « Je pense, donc je suis » de Descartes, l'homme explore sa propre identité, cette « terre inconnue », cet « autre monde » désigné par Rabelais. L'individualité, les replis intimes du moi deviennent dès lors matière à écriture, annonçant la revendication de la subjectivité propre au romantisme.On doit à Rousseau l'invention de l'autobiographie moderne, Les confessions, inspirés de Saint Augustin. Goethe compose ses mémoires ( Poésie et Vérité), Chateaubriand, Les Mémoires d'Outre-Tombe, puis viennent Sartre, Les Mots, Marguerite Yourcenar, Souvenirs pieux, Sarraute, Enfance. Il existe une fascination grandissante des artistes pour la représentation de soi, à la fois affirmation d'une identité, acharnement à se connaître, lutte contre la mort que l'on pense aux deux autoportraits de Nicolas Poussin ( 1594-1665) et aux multiples autoportraits d'un Vincent Van Gogh (1853-1890) et d'un Francis Bacon ( 1909-1992).  

3)Le regard des sciences

 Mais cet homme, d'où vient-il ? Se peut-il que les sciences aient bouleversé les conceptions religieuses, philosophiques et humanistes en allant jusqu'à contester dans ses fondements la vision de l'Homme . Triple vexation nous dit Freud, évoquant chronologiquement les découvertes de Copernic, Darwin et...Freud. Triple remise en cause en effet : de l'origine de l'Homme (le darwinisme et la théorie de l'évolution), de sa place dans l'univers (la révolution copernicienne) et enfin de l'unicité du sujet humain (la psychanalyse).  

3.1)L'Homme, cet animal

 « Les êtres humains, dans leur unicité » écrit Ian Tattersall « sont issus d'un long processus évolutif » (L'émergence de l'homme, CH. 1). Dater l'apparition de l'homme ne suppose-t-il pas d'en avoir préalablement défini les traits majeurs, de pouvoir distinguer l'humain du non humain, d'avoir dégagé les critères essentiels par lesquels on constituera intellectuellement la « figure humaine » ? De même, évoquer « l'apparition » de l'Homme, ou préférer le terme d' »émergence » n'est-ce pas discrètement privilégier une vision de type mythique ou une description de nature scientifique . Ainsi que les sciences portent une philosophie de l'homme n'est guère contestable.De la disparition des Néandertaliens vers -40000 et de leur remplacement par les hommes de Cro-Magnon, 1er type de l'homo sapiens actuel, c'est une ressemblance physique frappante et la réunion de traits censés définir « l'humanité de l'homme », au premier rang desquels la fabrication et l'utilisation d'outils d'une habileté technologique inédite et l'utilisation du langage, mais aussi des premières traces de créativité, d'imaginaire et de représentations symboliques. 

 La question majeure est de définir ce qui donne aux hommes le sentiment aigu d'être véritablement différents des autres espèces, plus encore que de dater exactement leur apparition. D'où la découverte que parmi les êtres vivants, les grands singes sont nos plus propres parents, qu'hommes et singes descendent du même type d'organisme. Mais si les ressemblances sont frappantes, ce sont les différences qui font l'homme ; non tant une intelligence supérieure qu'un type différent d'intelligence, un rapport unique à soi-même et à son environnement notamment social. Ce qui, tout en fournissant des réponses aux interrogations ancestrales place également face à un mystère : « Il est évident qu'aucune observation chez les primates humains ne révélera jamais le facteur causal suffisant à expliquer le pourquoi de l'intelligence chez l'homme, même si certaines des aptitudes identifiables chez ces primates peuvent avoir des stades obligés pour son acquisition. » L'émergence de l'homme, Ch 2. 

                         Remarque qui mène à la sélection naturelle et à la théorie de l'évolution présentée par

Darwin en 1858. Dans L'Origine des espèces, il constate l’affinité entre des espèces d'une même région biogéographique et l'explique par une communauté d'origine, les différences étant le fruit d'une sélection naturelle qui, dans des milieux divers, a favorisé des variations différentes : « Le résultat direct de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la production des animaux supérieurs. » L'Origine des espèces, CH XIV. Le lien fondamental entre les espèces, écrit Darwin, « c'est tout simplement l'hérédité. » La disparition de la finalité dans le raisonnement darwinien, de même que l'abandon de toute référence à une intelligence supérieure-qu'on la nomme Dieu ou non- est donc l'apport essentiel à la théorie de l'Homme. Celui-ci apparaît, au même titre que les autres espèces, comme le produit aléatoire et imprévu d'évolutions contingentes, de variations naturelles absolument aveugles et non intentionnelles. La science affirme justement à la fois l'unicité de l'espèce humaine, sa spécificité d'une part, sa continuité avec les anciens primates, sa proximité avec l'ensemble du monde vivant, d'autre part, et enfin son origine aléatoire. On peut citer en guise de synthèse les observations de Ian Tattersall : « Avec l'émergence d'Homo Sapiens, une espèce sans précédent apparaît (…) Homo Sapiens n'est pas simplement une amélioration de ses ancêtres, c'est un nouveau modèle qualitativement différent de ses prédécesseurs sous certains aspects, peu nombreux, mais essentiels. (…). Ce que l'on appelle globalement les facultés humaines ne s'inscrivent pas dans la continuation des dispositions qui étaient antérieurement présentes dans notre lignée et que les études de paléo-anthropologie permettraient d'élucider. Elles relèvent davantage de la catégorie des « propriétés émergentes » par lesquelles une nouvelle combinaison de traits, produit, par hasard, des résultats totalement inattendus. » L'émergence de l'Homme, Ch 6.

3.2) L'homme et l'univers

 Quel est le rapport de l'homme à l'univers ? La question se pose du point de vue du degré de dépendance de l'homme à son environnement, d'autre part dans la manière dont lui-même pense sa place dans l'univers lui-même. La spécificité humaine tient en premier lieu à un degré inédit d'autonomie par rapport au milieu naturel et à ses propres contraintes physiologiques et biologiques. C'est le rapport à la nature qui en est modifié. Ainsi la capacité d'adaptation de l'Homme conduit à mettre en lumière sa capacité exceptionnelle de diversification. Par ailleurs, c'est en concevant l'univers dans lequel il vit que l'homme s'est défini lui-même, conformément à son « penchant à se ressentir comme le maître de ce monde » (Freud, Une difficulté de la psychanalyse). Copernic aux Xvème et XVIème siècles, Galilée au XVIIème siècle ont fait perdre à l'Homme sa position de créature privilégiée élue par Dieu, et au monde lui-même son caractère de création divine. Copernic ruine le géocentrisme et montre que la Terre n'est pas  au centre du monde, provoquant un trouble, un doute, un malaise d'une très grande portée.Il ne va pas jusqu'à nier que le monde soit fini. Galilée

(1564-1642) poursuit son œuvre. Leurs découvertes ont deux enjeux d'importance. Le premier concerne la légitimité de la science et de la rationalité face à la légitimité de l'Ecriture et de la foi. Le procès intenté à Galilée en 1633 en témoigne. Ainsi surgit une révolution culturelle. En second lieu, ces avancées de la science, ces avancées de la science, si elles fondent une connaissance rationnelle de l'Homme et de l'Univers, ouvrent également une crise de toutes les certitudes acquises. Ici commence ce désenchantement du monde dont parlera bien plus tard le sociologue Max Weber. Koyré dans Du Monde clos à l'univers infini témoigne de cette crise : « la destruction du Cosmos et la perte par la Terre de sa situation centrale et par là-même unique (bien que nullement privilégiée) amenèrent inévitablement l'homme à perdre sa situation unique et privilégiée dans le drame théo-cosmique de la Création, dans lequel il avait été jusque-là à la fois la figure centrale et la scène. A la fin de cette évolution, nous trouvons le monde muet et terrifiant du « libertin » de Pascal, le monde dépourvu de sens de la philosophie scientifique moderne. A la fin, nous trouvons le nihilisme et le désespoir. » L'astronomie nouvelle et la métaphysique nouvelle, Ch

II.  

3.3)L'Homme dissocié : la psychanalyse

 La psychanalyse (Freud) s'affirmera à la fois comme une pratique (la cure psychanalytique)et une théorie du fonctionnement psychique humain. Elle propose une certaine vision de l'homme qu'il s'agisse de la 1ère topique : l'inconscient, le préconscient et le conscient ou de la seconde topique : (Le Moi, le Ça, le Surmoi). La psychanalyse se développe sur plusieurs fondements : 

 « Le moi n'est pas le Maître dans sa propre maison » Une difficulté de la psychanalyse. La notion même de sujet est donc mise en question ; avec elle, c'est la liberté de l'Homme qui est en jeu. Non moins scandaleuse est l'affirmation par la psychanalyse que les pulsions sexuelles jouent un rôle déterminant, non seulement dans les maladies nerveuses, psychiques, mais dans le fonctionnement psychique de tout homme, ainsi que dans les créations de l'esprit humain, au travers de la notion de sublimation, qu'il s'agisse, d'art, de culture ou de la vie sociale en général. L'idée que « la culture a été créée sous la poussée des nécessités vitales et aux dépens de la satisfaction des instincts » (Introduction à la psychanalyse)  se retrouvera dans d'autres ouvrages de Freud. Ainsi est mise en question, l'avenir, les fondements de la vie sociale (au sens de « civilisation »). Freud distingue également le conflit entre pulsions de vie (Éros) et pulsions de mort (Thanatos)). Cette opposition permet de comprendre ce que la civilisation a de vital et e précaire tout à la fois, aussi bien à l'échelle individuelle que collective (La Guerre de 14-18). Ainsi la civilisation devient-elle pour l'homme cette tentative fragile, toujours recommencée, « la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s'éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des hommes entre eux. » Le malaise dans la culture, III

4)L'ère du soupçon 4.1)Crise d'identité, renouveau de la culture  

 Espèce animale parmi d'autres, fruit d'une évolution lente et hasardeuse, et non d'une création divine, arraché, avec la Terre, du centre du monde, plongé, selon les mots d'Alexandre

Koryé dans « le scepticisme et l’ahurissement » (Du monde clos à l'univers infini, II), enfin placé face à « l'inquiétante étrangeté » de sa propre identité, de ses pulsions et de sa vie inconsciente, la figure de l'Homme qui émerge au début du Xxème siècle paraît loin de cette confiance absolue, de cette maîtrise parfaite de soi-même et du réel, qui semble caractériser la vision de l'humanisme triomphant. Certes cet humanisme n'est pas béat ni candide. Mais la corrélation des désillusions scientifiques, du progrès technique et des horreurs du Xxème siècle ont placé la figure de l'Homme

(issue à la fois de l'anthropologie chrétienne et de l'idéalisme philosophique) au plein cœur d'une tourmente dont l'Homme n'est toujours pas sorti. 

 D'un côté les progrès techniques et scientifiques, mais de l'autre ceux-ci ne rendent pas l'homme heureux et satisfait comme le dit Freud dans Le Malaise de la civilisation III. Cette inquiétude de l'Homme va plus loin encore ; elle touche la confiance de l'Homme dans ses propres valeurs, elle ébranle son identité. Il s'agit là de ce que Hannah Arendt désigne comme « la brèche entre le passé et le futur » dans son essai d'interprétation de la modernité, La Crise de la culture. De cette crise, l'art et la littérature se font le moyen d'expression privilégié, voire le révélateur. Alors que le XVIIIème siècle s'achevait sur une littérature du Moi initiée par Rousseau, la littérature porte la marque de ce malaise existentiel, de cette mise en question du Moi et de la cohésion du sujet qu'il s'agisse de la psychologie proustienne ( A la Recherche du temps perdu), du monologue intérieur développé par James Joyce dans Ulysse, des interrogations vertigineuses sur l'identité de Kafka dans Le Procès ou Le Château et chez Borges ( Fictions, L'Aleph), des nouvelles techniques narratives mises en œuvre par les écrivains américains, Faulkner ( Tandis que j'agonise, le bruit de la Fureur), Ernest Hemingway ( Pour qui sonne le glas), John Dos Passos ( Manhattan, Transfer), de la littérature de l'absurde – (théâtre de Beckett, En attendant Godot, Fin de partie) ou Ionesco ( Le Roi se meurt), romans de Sartre (La Nausée, Les Chemins de la liberté) et Camus ( L’Étranger, La Chute) ou encore du Nouveau Roman conduit par Alain Robbe-Grillet ( La Jalousie, Les Gommes) dans les années 1950 qui réunit des univers aussi différents que ceux de Duras, de Sarraute, de Butor ou Claude Simon et qui remet en question les règles romanesques traditionnelles, à commencer par le sacro-saint personnage de roman et le narrateur tout-puissant. 

 Ce qui est en question c'est la subjectivité, la subjectivité métaphysique ; c'est ce que Michel Foucault lit dans la linguistique et la poésie : à propos de Mallarmé, il note : « la littérature est le lieu où l'Homme ne cesse de disparaître au profit du langage. Ou « ça parle », l'Homme n'est pas. »Revue, Arts, juin 1966. Ainsi parvient-on à cette situation que Sarraute décrit « Nous sommes entrés dans l'ère du soupçon. » L'ère du soupçon, Iième partie. C'est l'expression d'une crise d'identité sans précédent de l'homme occidental. A l'image de l'homme moderne, les arts modernes se cherchent, se détruisent, se recomposent une identité. La peinture témoigne du bouleversement de la représentation de l'Homme et du Réel qu'il s'agisse de la révolution de l'art abstrait (Picasso) et le cubisme mais aussi les peintres américains tels que Jackson Pollock ou Mark Rothko, d'une représentation nouvelle de la figure humaine chez Francis Bacon. De même le Xxème siècle correspond à un profond bouleversement musical, suivant le post-romantisme de Malher, de Debussy notamment.  

4.2)Entre existentialisme et nihilisme

 Au lendemain de la seconde GM, la réflexion sur l'Homme est dominée par l'existentialisme sartrien qui contre toute idée de nature humaine. A travers l'Être et le néant (1943), Sartre développe une philosophie de la liberté dont les maîtres mots sont l'arrachement, la responsabilité, l'angoisse, reposant sur l'idée que « l'existence précède l'essence », ou selon la formule de Hegel que « L'être c'est ce qui a été »  

 Si dans un premier temps, l'existentialisme se déclare humaniste, il tendra par la suite à mettre à distance la notion d'humanisme. Que retenir de cet humanisme sartrien ? Il est revenu à Sartre de dire au Xxème siècle que l'humanisme se signalait par le refus d'attribuer à l'Homme une essence, de l'enfermer dans une définition historique, sociale ou naturelle. L'humanisme sartrien est aussi bien théorie de la liberté que mise en garde contre toutes les tentations qu'elles soient philosophiques ou politiques pour enfermer l'Homme dans une définition immuable ou prétendument « naturelle » comme tous les racismes cherchent à le faire. Mais elle est aussi invitation à ne pas nier l'homme abstrait de l'humanisme au nom de « l'homme réel », l'un et l'autre devant être pris en compte et non opposés . En quoi cette vision humaniste est-elle menacée ? Elle l'est par le nihilisme contemporain dont Nietzsche s'est fait le prophète notamment dans la Volonté de puissance. Qu'entendre pa nihilisme ? Une perte du sens, une dévaluation de toutes les valeurs, de tous les idéaux, une négation de ce que Nietzsche désigne comme « volonté de puissance », ie le vouloir-vivre créateur.  

4.3)Marx et les structures contre l'humanisme  

 En France, le débat autour de « la mort de l'Homme » est issu d'un penseur nietzschéen, Michel Foucault, figure de proue u structuralisme des années 1960-1970 qui réunit les recherches ethnologiques de Claude Lévi-Strauss ou les écrits psychanalytiques de Jacques Lacan. Ce que Foucault retrace dans Les Mots et les choses, c'est l'émergence des sciences humaines donc de la figure de l'Homme comme objet spécifique de pensée. L'homme désignerait une forme historique datée, précaire et appelée à s'effacer. Dès lors ce que lit Foucault dans l’œuvre de Nietzsche, bien plus que la mort de Dieu, c'est la mort de l'Homme. Également inspirée par la pensée de Nietzsche, l’œuvre de Gilles Deleuze ( L'anti-Oedipe)exprime au même moment une semblable volonté de déconstruction du sujet, une même défiance à l'égard de l'unité du « Moi » et de la référence à un « Je » personnel. 

            Marx a démystifié les droits de l'homme, droits non universels mais spécifiquement bourgeois. A la jonction de la critique structuraliste et de la critique marxiste, l’œuvre du philosophe Louis Althusser est une tentative pour arracher le marxisme à l'aire intellectuelle de l'humanisme et pour le situer du côté de la science.  

4.4)Sous les pavés, Heidegger  

 Volatilisation de la notion de sujet, processus historique décrit comme « un procès sans sujet », selon les expressions de Louis Althusser, tel est le schéma des années 1960. Rien de surprenant à considérer alors le mouvement de mai 1968. 

 La pensée structuraliste ne se nourrit pas uniquement des références à Nietzsche et à Foucault, elle se fonde également sur la philosophie de Martin Herdegger dans Être et Temps et Qu'est-ce que la métaphysique ? Certes Heidegger entend rendre compte de la dissipation de l'illusion métaphysique d'un sujet transparent à lui-même. La polémique qui, autour des révélations du livre de Victor Farias Heidegger et le nazisme secoua le monde intellectuel dans les années 1980 a permis une critique à la fois philosophique et politique de l'anti-humanisme. Ainsi toute conception de l'homme engage une prise de position politique et sociale.  

4.5)Droits de l'Homme et renouveau de l'humanisme ?  

 Le paradoxe de cette crise est de placer l'Homme au cœur d'une mise en cause fondamentale au moment même où l'action humaine, la domination de l'homme sur son environnement semblent atteindre leur plus haut point, comme l'observe Lévinas : « La crise de l'humanisme à notre époque, , sans doute, sa source dans l'expérience de l'inefficacité humaine qu'accusent l'abondance même de nos moyens d'agir et l'étendue de nos ambitions. (...)Les morts sans sépulture dans les guerres et les camps d'extermination accréditent l'idée d'une mort sans lendemains et rendent tragi-comique le souci de soi et illusoires la prétention de l'animal rational à une place privilégiée dans le cosmos et la capacité de dominer et d'intégrer la totalité de l'être dans une conscience de soi. » « Humanisme et anarchie », « L'humanisme de l'autre homme », 1972. La tentative de Lévinas est celle d'une mise en question et d'une reconstruction d'un humanisme de l'altérité, fondé sur le rapport du moi et de l'Autre et sur une responsabilité totale envers autrui. Comprendre la crise sans la nier, mais tout en cherchant à la dépasser. Ainsi, l'homme et l'humanisme se trouvent-ils contestés de toutes parts, tandis que, depuis le début des années 1980, les droits de l'homme et leur corollaire, l'humanitarisme deviennent des pierres angulaires du discours et de l'action politiques. Doit-on y voir un retour ou un dévoiement à l'humanisme ? En tout cas, le retour des droits de l'homme, d'une part, relativise l'influence profonde des thèses structuralistes sur « la mort de l'homme » et, d'autre part, signe la perte d'influence intellectuelle et politique du marxisme.  

 Faut-il voir avec Marcel Gauchet dans cette promotion des DDH une manière subtile mais efficace d'évacuer la politique ? Ou doit-on en déduire un retour à l'humanisme ? Question impossible à trancher qui place le débat sur l'humanisme sur 3 terrains essentiels à la réflexion actuelle : d'une part, la question démocratique ; d'autre part, la question récurrente de la valeur émancipatrice ou oppressive de l'universalisme de l'humanisme ; enfin la question de l'individualisme qui met en danger les valeurs de l'humanisme.  

4.6)L'homme face à la science : les enjeux de la bioéthique  

 L'élaboration d'une bioéthique répond à une inquiétude devant les conséquences sur l'Homme lui-même des progrès de la technoscience. A l'origine, le débat a porté sur les nouvelles possibilités de maîtrise de la vie offerte par les techniques de procréation artificielles, pour s'étendre  depuis lors  aux enjeux liés aux progrès de la génétique. La France crée en 1983 le Comité constitutif national d'éthique.  

 Les lois de bioéthique de 1994 abordent 3 aspects : les principes généraux garantissant le respect du corps humain (inviolabilité du corps humain, non-patrimonialité du corps humain, ie que le corps ne peut faire l'objet d'un droit patrimonial évaluable en argent ni d'une commercialisation), les dispositions spécifiques au don et à l'utilisation des différents éléments et produits du corps humain (prélèvements d'organes, dons de gamètes) et enfin la procréation (assistance médicale à la procréation, statut de l'embryon). L'enjeu de ces débats ? C'est la valeur même que nous accordons à la vie humaine et, dès lors, à l'Homme en soi : la question de savoir ce qui définit « l'humanité de l'homme », ce qui fait la spécificité de l'humain, retrouve ainsi une importance cruciale.  

 Il s'agit donc, par delà les enjeux scientifiques, d'une nouvelle étape dans l'appréhension de l'homme par lui-même. Francis FUKUYAMA dans La Fin de l'Homme, les conséquences de la Révolution biotechnique (2002) montre à quel point avec la révolution biotechnique avec celle-ci, l'Homme tout entier peut disparaître. Se fondant sur la contre-utopie d'Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, il affirme notamment : « La menace la plus grave exercée par la biotechnique contemporaine est bien la possibilité qu'elle altère la nature humaine et qu'elle nous propulse volontes nolentes dans une phase post-humaine de notre histoire. » I, 1. Face à ce péril, il en appelle à la prise en conscience du danger, mais aussi à la responsabilité collective et à l’implication de l’État comme ultime recours et comme ultime protection. 

 Enfin s'interrogeant également sur l'avenir de l'humanité, Jean-Claude Guillebaud écrit que le principe d'humanité, en définitive, a pour caractéristique « d'être cause de soi » et ajoute que « cette circularité renvoie donc chacun de nous à une responsabilité qu'aucune science, aucune technique, aucune fatalité mécanique, génétique ne sauraient éliminer. » Le Principe d'humanité ; il met en question à quel point la question de l'Homme, loin de s'effacer, paraît plus nécessaire que jamais.  

Ian Tattersaal, L'émergence de l'Homme 1999, Gallimard Folio, 

Sarraute, L'ère du soupçon 1956

Francis Fukuyama, La Fin de l'homme, Gallimard Folio ; 2002

Michel Serres, L'Incandescent, 2003

COURS 3 : PROBLÉMATIQUES ET HISTORIQUES ET POLITIQUES

L'HISTOIRE  1)Dire l'Histoire

a)Qu'est-ce que « l'Histoire » ?  

 L'Histoire est à la fois récit du passé, « récit des faits donnés pour vrais » selon l'expression de Voltaire, lui même historien qui l'oppose à la fable, « récit des faits donnés pour faux » (article « Histoire » de L'Encyclopédie) et objet du récit historique. En même temps que l'HIstoire désigne une connaissance, elle désigne une activité, celle de faire l'Histoire ; et tandis qu'elle semble tournée vers le passé, elle est une perpétuelle invitation à relire le présent et à envisager l'avenir à la mulière du temps long de l'évolution historique. Le mot est ambigu : il désigne à la fois les événements et la discipline qui les rassemble, le matériau et la reconstitution du matériau, les faits et le discours. Distinction au fond artificielle, entre la res gestae (les événements) et l'historia rerum gestarum (la dicipline)puisque comme l'écrit Raymond Aron « il n'existe pas une réalité historique toute faite avant la science, qu'il conviendrait de redécouvrir avec fidélité. ». L'histoire peut-elle dès lors être considérée comme une science à partir du moment où la science suppose des lois ? Paul Valéry ironise en qualifiant la science historique de « science conjoncturale » ; l'Histoire est une science humaine.  

b)Le récit et le discours

« Il n'y a pas de faits en soi. Toujours, il faut commencer par introduire un sens poyr qu'il puisse y avoir un fait. » écrit Nietzsche dans ses Considérations inactuelles. Ainsi l'Histoire relève inévitablement du récit et du discours, donc de la (re)construction intellectuelle et de l'abstraction. Impossible d'avoir une connaissance immédiate du passé ; cette connaissance passe en effet par la médiation de l'historien, dans l'effort qui est le sien pour établir un lien fécond entre le passé qu'il évoque et le présent qui est le sien. L'historien écrit « en situation » (Sartre), il est lui-même conditionné par les idées de son époque . Ainsi si le passé demeure inchangé, sa perception évolue ; elle est relative aux questions que l'homme lui adresse, au point de vue qu'il abordera...Ainsi Flaubert commentant un ouvrage de Michelet dit : « Chacun est libre de regarder l'histoire à sa façon, puisque l'histoire n'est que la réflexion du présent sur le passé, et voilà pourquoi elle est toujours à refaire... » Correspondance, III, novembre 1864. Toute prétention à l'anhistoricité du regard historique se révèle donc vaine, comme l'observe Michel Foucault : « L'homme n'est pas l'objet intemporel d'un savoir » Les mots et les choses II, chap. X. IV.  

c)De la vie à l'Histoire

 Mais récit signifie également rationalisation. L'Histoire vue de l'intérieur, vécue, est absolument inintelligible, désordonnée, dispersée dans le chaos des faits. Loin d'être un discours, elle est pure expérience vécue . Deux romans mettent en scène cet aspect : La Chartreuse de Parme de Stendhal d'abord : le héros, Fabrice del Dongo jeté dans la bataille de Waterloo et dont selon l'expression de Julien Gracq « l'oeil myope s'englue à chaque instant dans les détails » lui interdisant ainsi de saisir l'ensemble de la scène et sa signification historique. (En écrivant, en lisant).L'Education sentimentale de Flaubert présente également la Révolution de 1848 sans ordre ni sens à travers le point de vue de Frédéric Moreau : « Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras de triomphe s'élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d'ailleurs et s'amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n'avaient pas l'air de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister un spectacle. » (IIIIème P, I). Ces deux épisodes révèlent le  décalage entre l'Histoire vécue et l'Histoire ressuscitée. Ce chaos, cet informe du passé tel qu'il fut vécu, n'est-ce pas ce que le discours tend justement à nier ? On lui objectera que sa cohérence, sa linéarité, sa volonté de remplir les « blancs » et une dégradation de la réalité. Son intention est de décrypter et de dire un sens historique. Ainsi Roland Barthes note-t-il dans Le bruissement de la langue : « Dans le discours de notre civilisation, le processus de signification vise toujours à « remplir » le sens de l'Histoire : l'historien est celui qui rassemble moins des faits que des significations et les relate, ie les organiseaux fins d'établir un sens positif et de combler le vide de la pure série. » 

 Dès lors, l'écriture de l'Histoire et la conception de l'Histoire n'apparaissent plus comme des questions si clairement distinctes : non slt parce que tout historien interprète le passé selon une conception plus ou moins explicite de l'Histoire mais surtout car la question de savoir si l'Histoire doit être conçue comme l'embrassement de la totalité des activités humaines et des âges de l'humanité, ou bien comme un éclatement de significations éparses, sans possibilité d'opérer une opération de totalisation en un Sens intelligible, cette question se pose aussi bien à l'HIstoire comme discipline qu'à l'HIstoire comme phénomène.  

3)les principales conceptions de l'histoire a)la temporalité chrétienne à l'Histoire moderne  

 Les historiens grecs (Hérodote, Thucydide)accomplissaient la mutation essentielle du mythe vers l'Histoire, celle-ci n'impliquait pas encore que l'Homme se conçut comme un être essentiellement historique. Le christinanisme s'oppose à la pensée hellénique en proposant la vision d'un temps structuré qui fait sa place à l'idée de progrès. Il ne s'agit plus de changements cycliques à la répétition indéfinie, mais d'une temporalité liné aire, orientée et dotée d'un sens. La temporalité biblique forme réellement une Histoire, marquée par des ruptures temporelles(ainsi de la création) et par une perspective temporelle tournée vers la fin des temps qui en fait une eschatologie ( L'Histoire se trouve dotée d'un début et d'une fin), « apocalypse » décrite par Jésus au travers de la parabole du bon grain et de l'ivraie dans l'Evangile de Matthieu (13 40-43). Une seconde spécificité caractérise la vision chrétienne : alors que Dieu est éternel, donc en dehors du temps qu'il détermine, cette transcendance n'exclut nullement l'action de Dieu dans le Temps et sur l'Histoire. C'est de cette vision qu'est porteur La Cité de Dieu de SA. L'Histoire de la cité humaine doit se lire doit se lire à la lumière de la Cité de Dieu, lieu idéal qui la transfigure et lui donne un sens. L'Histoire de la cité terrestre, expression de la liberté humaine, s'inscrit dans un devenir spirituel fixé par la Providence divine et dont la Cité de Dieu est la représentation idéale. Quel est le problème que pose cette conception par rapport à l'Histoire humaine ? Une telle conception relative la liberté humaine et place le mal au cœur de l'Histoire humaine. Or, limiter la part qui revient à la liberté humaine dans l'Histoire, c'est finalement nier la pertinence de la notion même d'Histoire humaine.  

 Or, la vision moderne de l'Histoire se déprend de la religion et affirme l'historicité de l'homme, ie sa capacité à être le Sujet de sa propre histoire. C'est pourquoi François Taillandier affirme dans sa Présentation de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies : « Le plus grand événement de notre histoire contemporaine est la fin de la résignation. » C'est également dans ce sens que doit être compris l'investissement dans le Présent qui caractérise l'homme moderne dans « Le Temps hypermodernes » (2004) (Gilles Lipovetsky).  

Dès lors, pour qu'une philosophie de l'Histoire soit possible, il faut à la fois que la vision eschatologique reste le schéma de pensée dominant (L'Histoire se trouve dotée d'un début et d'une fin) et que l'Homme se soit autonomisé de Dieu.  

b)L'Histoire universelle selon Bossuet  

 Le Discours d'Histoire universelle rédigé entre 1670 et 1681 était destiné au Dauphin dont Bossuet était le précepteur. Ce Discours donne une vision universelle de l'Histoire tout en s'attachant à faire œuvre de d'historien dans la lignée d'Hérodote ou de Thucydite . L'ouvrage tend à démontrer que dans l'histoire universelle, un unique principe directeur est à l'oeuvre : Mais souvenez-vous, monseigneur, que ce long enchaisnement des causes particulieres qui font et défont les empires dépend des ordres secrets de la divine providence. Dieu tient du plus haut des cieux les resnes de tous les royaumes ; il a tous les coeurs en sa main : tantost il retient les passions, tantost il leur lasche la bride, et par là il remuë tout le genre humain.[...] C’est ainsi que Dieu regne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hazard, ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons nostre ignorance. Ce qui est hazard à l’égard de nos conseils incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est à dire, dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un mesme ordre. » A quelle difficulté se heurte l'historien selon cette conception ? Il doit rapporter la multiplicité des événements, la diversité extême desactions humaines, la complexité du réel historique à une source unique :  ordonner la succession aléatoire des faits en un dessein divin cohérent : justifier la religion catholique et ses fondements en montrant combien se déploient dans l'histoire universelle, au-delà d'un chaos apparent, les volontés divines. Ainsi l'aléatoire devient nécessité, l'évolution chaotique de l'humanité devient conséquence intelligible d'une causalité qui ne laisse rien échapper. Les accidents de l'Histoire, l'existence du mal se trouvent investis d'une signification supérieure au regard du dessein divin.  

 La notion d'origine est essentielle dans cette conception : toute la suite des événements se rapporte à une origine divine, à la volonté de Dieu. Pourtant Voltaire dans son conte philosophique, Candide démontre à travers le tremblement de terre de Lisbonne qui eut lieu le 1/11/1755 et qui fit environ 30000 victimes l'absurdité de toute vision providentielle. Comment soutenir avec Pangloss, mauvais philosophe qui s'inspire de Leibniz et qui ne cesse de soutenir que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? »  

c)le progrès, nouvelle causalité

 Au XVIIIème siècle, il existe la volonté persistante de déchiffrer derrière le chaos événementiel un sens (ie à la fois une direction et une signification). Significative à cet égard, l'expression « la croyance dans le Progrès » qui semble faire de ce dernier l'objet d'une foi aussi irrationnelle que la foi religieuse. Or, considérer le progrès comme le moteur de la dynamique historique, c'est intégrer pleinement la dimension temporelle du progrès, comme le fait le christianisme, mais c'est aussi désigner l'homme lui-même comme l'origine de cette dynamique au contraire du providentialisme chrétien. Ainsi Condorcet écrit-il : « La philosophie n'a plus rien à deviner, n'a plus de combinaisons hypothétiques à former, il suffit de rassembler, d'ordonner les faits, et de montrer des vérités utiles qui naissent de leur enchaînement et de leur ensemble. » Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Or, dès lors que la perspective est unique, une certitude se retrouve, qui est elle-même la négation de l'aléa historique. Dès lors, le hasard, le paradoxe sont bannis, si le progrès est la seule vérité de l'Homme et de l'Histoire. Constater que le progrès n'a pas que des conséquences favorables sur le long terme aux conditions dexistence de l'homme sur terre ne dit rien contre le développement scientifique et technologique en tant que tel mais contre l'usage qui en ait fait et l'aveuglement volontaire devant la face sombre du progrès : observer que le Xxème siècle a trahi la promesse du progrès et de la rationalité par un déchaînement sans précédent de la barbarie ne dit rien non plus contre l'idéal du Progrès lui-même. Considérer que celui-ci n'était qu'un leurre, que l'humanité est condamnée à retomber san fin dans le chaos et l'horreur, comme la tentation s'est fait jour aujourd'hui, c'est retrouver l'erreur de la finalité : ni certain ni impossible, le progrès doit se comprendre comme l'expression d'une volonté ouverte, tendue vers un avenir indéterminé, et dont la force ne tient qu'aux hommes qui la mettront en œuvre. La foi dans le Progrès n'a pas entièrement disparu : si la mythologie du progrès nécessaire et continu est caduque, on ne cesse de croire aux »miracles de la science » (Gilles Lipovetsky). En ce sens, l'héritage des Lumières est loin d'être liquidé. L'idée du progrès permet de à la fois de relier le eprésent au passé -il y acontinuité historique- et d'arracher le présent à sa vacuité , voire à son insignifiance en le plongeant dans l'avenir.  

 La génération romantique témoigne d'un goût nouveau pour l'Histoire, celle-ci devenant la matière première de ses principzux représentants qu'il s'agisse des romans -Cinq Mars d'Alfred de Vigny, Les Chouans de Balzac, Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, Les Tois Mousquetaires d'Alexandre Dumas ou encore despièces de théâtre à l'instar de Cromwell. 

 Plus encore, l'Histoire se constitue comme un savoir à part entière sous l'influence de Gimabattista Vico, l'auteur de La Science nouvelle (1725) et précurseur de la philosophie de l'Histoire dont la thèse se résume ainsi : « la science de l'histoire est capable d'atteindre une rigueur supplémentaire à celle des sciences physiques, parce qu'elle porte sur un monde que les hommes eux-mêmes ont créé et qui leur est donc plus aisément intelligible que celui de la nature, qui est l'oeuvre, qui leur est donc plus aisément intelligible que celui de la nature, qui est l'oeuvre de Dieu. » (P. Raynaud Préface à la Science nouvelle. L'un des principaux représentants de cet essor historiographique est Jules Michelet qui s'est intéressé beaucoup au MA. Il écrit dans la préface de l'HIstoire de France : « La vie a sur elle-même une action de personnel enfantement, qui, de matériaux préexistants, nous crée des choses absolument nouvelles. Du pain, des fruits, que j’ai mangés, je fais du sang rouge et salé qui ne rappelle en rien ces aliments d’où je les tire. — Ainsi va la vie historique, ainsi va chaque peuple se faisant, s’engendrant, broyant, amalgamant des éléments, qui y restent sans doute à l’état obscur et confus, mais sont bien peu de chose relativement à ce que fit le long travail de la grande âme. » L'homme est son propre Prométhée pour Michelet. Il ne s'est pas attaché à peindre une époque, mais a une vision totalisante de l'Histoire qui tend du côté de la philosophie de l'Histoire.  

d)les philosophies de l'Histoire

-Nietzsche  

 Il met en garde contre une passion de l'Histoire qui trouverait elle-même sa propre fin et oublierait que le savoir, l'instruction doivent avoir pour objet ultime de servir la vie, de répondre aux attentes du présent et aux défis de l'avenir, non de satisfaire à la pure et méticuleuse connaissance d'un passé mort, détaché des interrogations actuelles. Michelet n'a t-il pas écrit lui aussi « Le passé tue l'avenir » dans la Renaissance (Préface). Pour Nietzsche, d'une part, il importe à l'Homme de ne pas céder à l tentation de fétichiser le passé aux dépens de son imagination de l'avenir ; d'autre part, il importe que le philosophe ne cède pas à la tentation du regard historien qui « croient que le sens de l'existence se dévoile progressivement au cours d'un processus » Nietzsche contre la position de Hegel in Considérations inactuelles.  

-Hegel et la finalité historique

 Hegel invite à comprendre l'ensemble de l'existence humaine et la réalité de l'homme luimême, dans une perspective temporelle et historique : ainsi l'Homme, les peuples, les sociétés, l'Etat , la Raison sont des réalités en devenir, non des essences closes et figées. En second lieu, la présentation de la réalité, fuit du processus historique, comme coïncidant avec ce que la Raison peut elle-même, abstraitement, poser comme devant être : « Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel »En troisième lieu, le regard dialectique considère la marche de la pensée comme une succession de contradictions surmontées. L'Histoire est alors le processus par lequel la Raison humaine se déploie en s'objectivant dans ses œuvres, se réalise dans le temps selon un processus dialectique de dépassements successifs, pour aboutir à sa fin. L'Histoire, telle que la conçoit Hegel n'est en rien réductible à un enchaînement chaotique d'événements, une succession hasardeuse de faits et d'empires, mais comme un enchaînement rigoureux et nécessaire dont le développement possède un sens global. Pour autant Hegel, n'ignore pas que le cours de l'Histoire ne présente pas cette linéarité et cette cohérence que l'idée de développement rationnel pourrait induire. Il sait d'une part que l'Homme, et par conséquent l'Histoire, ne sont pas tout à fait rationnels ; les hommes sont également voués aux « passions » : les intérêts particuliers qui ne sont d'ailleurs pas forcément incompatibles avec l'universel. C'est là ceque Hegel va appeler « la Ruse de la Raison » : l'humanité fait l'Histoire conformément à la Raison, mais n'en n'a pas conscience : les hommes réalisent la poursuite de leurs fins particulières, mais par là, ils ils réalisent la fin générale et universelle : « Dans le cours de l'Histoire elle-même, la conscience n'est pas encore à même de saisir quelle est la pure fin ultime de l'histoire, le concept de l'Esprit (…) Et pourtant l'Universel est présent dans les fins particulières et s'accomplit par elles. (…) Dans l'histoire universelle, il résulte des actions des hommes qqch d'autre que ce qu'ils ont projeté et atteint, que ce qu'ils savent et veulent immédiatement. » La Raison dans l'Histoire II, 2. On le voit, le processus rationnel de l'Histoire ne se conçoit pas contre les fins individuelles, mais par la connexion étrange, inconsciente d'ellemême, de l'individuel et de l'universel. Une telle représentation se révèle une tentative de conciliation de l'individualité humaine et de la totalité historique, du chaos apparent et de l'ordre sous-jacent, de la multiplicité des volontés et des actions et de l'unicité du processus historique considéré dans sa globalité. Hegel voit dans l'action des Grands hommes l'illustration la plus convaincante de cette conception  s'ils poursuivent des fins particulières et contingentes, ils n'en réalisent pas moins sans le savoir, des fins universelles.  

-le matérialisme historique de Marx

 Changement radical de perspective par rapport à Hegel de l'abstraction au concret, de la métaphysique à l'historique. Dans L'Idéologie allemande, les principaux critères de la représentation matérialiste de l'Histoire sont en place : la primauté de l'homme concret et du travailleur, ie l'insistance sur l'être humain comme « producteur » de ses moyens d'existence. L'homme est celui qui produit ses moyens d'existence, celui qui transforme la nature extérieure et qui se transforme lui-même, par contrecoup. Dès lors, c'est cette production qui est le moteur de l'Histoire. Il s'oppose ainsi implicitement à Hegel et à toute représentation métaphysique de l'HIstoire.  -Sartre, la liberté et l'Histoire

 Alors que Sartre salue dans l'oeuvre de Marx, le dépassement de l'idéalisme, le choix de fonder une philosophie de l'Histoire sur l'homme concret, socialement défini, et non sur les concepts ou une prétendue nature huamine éternellement fixée, il critique dans le marxisme un nouvel idéalisme, un refus de considérer l'Histoire comme la mise en œuvre de la liberté humaine et se propose de « reconquérir l'homme à l'intérieur du marxisme » Questions de méthode II. Le dépassement de Sartre réside dans la question suivante : Comment faut-il entendre que l'Homme fait l'Histoire, si par ailleurs, c'est l'Histoire qui le fait ? C'est cette passivité de l'homme subissant le cours de l'Histoire que Sartre refuse d'admettre. Il rejoint Marx en concevant la liberté humaine non comme une liberté individuelle, mais comme la liberté de faire collectivement l'Histoire.  

4)La fin de l'Histoire

L'Histoire vit un paradoxe : tandis que les fictions historiques rencontrent un succès croissant, tandis qu'elle s'est imposée comme une des disciplines majeures des sciences humaines, tandis que l'antisémitisme, le communautarisme, le racisme permettent de mettre l'accent sur l'éducation au présent par le passé, invitant à un « devoir de mémoire », la théorie de l'Histoire semble à l'inverse s'ête perdue à la fin du Xxème siècle jusqu'à disparaître tout à fait. Francis Fukuyama s'interroge à ce sujet : « Est-il raisonnable pour nous, en cette fin de Xxème siècle, de continuer à parler d'une histoire de l'humanité cohérente et orientée qui finira par conduire la plus grande partie de l'humanité vers la démocratie libérale ? La réponse à laquelle j'arrive est positive. (…). Les penseurs les plus profonds du Xxème siècle ont directement attaqué l'idée que l'histoire est un processus cohérent ou même intelligible (…) Nous autres Occidentaux sommes devenus totalement pessimistes à l'égard de la possibilité d'un progrès d'ensemble dans les institutions démocratiques.

(…) Et pourtant la bonne nouvelle est arrivée. L'évolution la plus remarquable de ce dernier quart du Xxème siècle aura été la révélation de l'immense faiblesse inhérente aux dictatures mondiales apparemment si fortes (…). La démocratie libérale reste la seule aspiration politique qui relie différentes régions et cultures tout autour de la terre. En outre, les principes économiques du libéralisme - »le marché libre » se sont répandus et ont réussi à produire des niveaux sans précédent de prospérité matérielle. » La fin de l'Histoire et le dernier Homme « Introduction ».  

 Mais la tendance de toute civilisation dominante à se considérer, au point le plus haut de son développement, comme éternelle n'est-elle pas aveuglement ? On peut ainsi opposer la thèse de Fukuyama aux remarques de Samuel Huntington : « La fin d'une civilisation paraît toujours plus ou moins être la fin de l'histoire. Lorsqu'une civilisation atteint l'universalité, son peuple est aveuglé par ce que Toynbee a appelé « le mirage de l'immortalité » et est persuadé d'être parvenu au stade ultime de l'évolution de la société humaine. Ce fut le cas pour l'Empire Romain, le califat des Abassides, l'empire mongol et l'empire ottoman. (…) Toutefois les sociétés qui supposent que leur histoire est à son terme sont, en général des sociétés proches du déclin. » Or ajoute Huntington, « le développement de l'Occident n'a pas differé de façon significative, des modèles d'évolution communs à toutes les civilisations au cours de l'histoire » Le choc des civilisations IV, 12. 

 Aujourd'hui, la thèse selon laquelle l'Histoire ne signifie rien par elle-même semble dominer , idée qui cache la conviction profonde du danger extrême que recèle la croyance dans l'Histoire comme l'exprime le scepticisme de Valéry : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L'Histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. (…) Dans l'état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l'Histoire est plus grand que jamais il ne fut. » Regards sur le monde actuel. Dès lors, toute prétention à saisir rationnellement la totalité historique semble aujourd'hui proscrite, voire suspecte. Surtout c'est l'élection d'un principe unique la Providence-la Raison-l'économie- qui se trouve contestée. Il y a une déconstruction des philosophies de l'histoire et de leur prétention historique. Paul Veyne note ainsi dans Comment on écrit l'histoire : « La culture, comme toute l'histoire est faite d'événements particuliers et on ne peut préjuger de la structure explicative que requiert chacun. C'est pourquoi on ne peut faire de théorie de la culture ou de l'histoire. »  

 Alors que reste-t-il de l'HIstoire aujourd'hui ? L'apprentissage peut-être de la conscience historique sans doute plus lucide et plus féconde qu'une hypothétique représentation unificatrice de l'Histoire et une non moins hypothétique prévision eschatologique de l'avenir...

Débat 1 : L'Histoire doit-elle une  science du passé? 

Oui, impératif moral du devoir de mémoire. Ce devoir repose sur l'impératif visant à constituer une mémoire collective des peuples qui puisse échapper au temps et à l'oubli. Hérodote dit dans le prologue de son Historia, à propos des guerres médiques que son exposé a pour but d'empêcher que les actions accomplies par les hommes s'effacent avec le temps ».  

Mettre en lumière les rapports de causalité sociologique, économique, ethnologique qui donnent sens aux événements. Comprendre le passé. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditérannéen à l'époque de Philippe II. (1979). 

Prendre du recul par rapport aux faits pour ne pas réitérer les erreurs du passé. « Le passé a besoin qu'on l'aide, qu'on le rappelle aux oublieux, aux frivoles et aux indifférents » Jankélevitch, L'Imprescriptible.  

Non : l'historien ne peut être objectif et impartial ; il retient certains événements du passé en rejette d'autres, il est influencé par son époque et par une irréductible subjectivité. Schopenhauer dans le Monde comme volonté et comme représentation (1818) considère que l'histoire n'a pas sa place au rang des sciences car une science repose sur l'étude de phénomènes régis par des lois. Condamnation en 1998 de professeurs de l'Université Jean Moulin à Lyon accusés d'avoir soutenu des thèses révisionnistes, niant l'existence des chambres à gaz lors de la seconde GM. 

Vision trop particulière et trop réductrice : on retient comme le dit Rousseau dans l'Emile que les révolutions, les catastrophes « tant qu'un peuple croît et prospère, elle n'en dit rien. »  

 

 

LA DEMOCRATIE (SUITE ET FIN)

5)Crise dans la démocratie ?« un mot en caoutchouc 2» ?

 

En France, depuis 60 ans, la démocratie semble avoir triomphé. En Europe plus généralement, la sortie du totalitarisme a conduit à l'instauration du pluralisme politique en Europe, à la réalisation d'une séparation des pouvoirs conforme au modèle libéral, la tenue d'élections libres présentant une alternative réelle. Enfin, la plupart des anciens pays intégrés au « bloc de l'Est », au premier rang desquels Pologne et République tchèque, entrent en 2004 dans l'Union européenne, parachevant ainsi leur mue démocratique. Certains auteurs, dont Francis Fukuyama, voient dans cette évolution l'équivalent d'une « fin de l'Histoire » selon l'expression consacrée par Hegel. D'ailleurs, la formule moderne sans cesse rappelée « On est en démocratie ! » suggère l'arrivée au point d'aboutissement d'un long chemin historique semé d'épisodes violents dont la Révolution française. Bref, d'un passé mouvementé amenant un indéniable progrès politique. Pourtant, les dangers et les ennemis qui guettent la démocratie ne manquent pas. Les ennemis de la démocratie  viennent de l'extérieur : extrémismes religieux, terrorisme international et dictature. Or, la vigilance peut s'estomper, à mesure que la douceur de vivre, plonge le citoyen dans un bien-être tranquille comme si la politique ne le concernait plus dès lors que les menaces semblent disparaître. « Le ventre est encore fécond d'où a surgi la bête immonde », métaphore qui désigne le fascisme, le nazisme, le racisme, l'antisémitisme et autres idéologies d'extrême-droite dans La Réversible ascension d'Arturo Ui (1941) de Brecht. Aujourd'hui les dangers qui guettent la démocratie ne viennent plus tant d'idéologies concurrentes, que de l'intérieur, comme le montre Marcel Gauchet : « Mieux, au nom de ses valeurs suprêmes, la voici qui sape souterrainement ses propres bases. » En même temps que la démocratie est contestée dans ses valeurs et ses institutions, on demande plus de démocratie : choix plus ouverts aux élections grâce à la généralisation des primaires, consultation des citoyens sur les programmes, prise en compte du vote blanc, limitation des mandats,interdiction des cumuls, promotion du tirage au sort, délibération... Quels sont ces dangers observables qui semblent la miner de l'intérieur ? Inédit en France, le mouvement des Gilets jaunes qui ébranle le socle de la démocratie représentative telle qu'elle a été pensée dans la Cinquième République. N'y a-t-il pas ici une tension et un conflit irréductible et violent entre certains Français et leur représentants qui remet en question le fonctionnement démocratique même ? Plus encore, la France qui se présente

 

2                    Auguste Blanqui : « Qu'est-ce donc qu'un démocrate, je vous prie ? C'est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc ? » 1852. Phrase citée dans l'ouvrage collectif Démocratie dans quel état, La Fabrique, 2009. 

d'ordinaire comme le pays de la DDH s'est vue critiquée pour ses méthodes de maintien de l'ordre durant les manifestations hebdomadaires de ce mouvement. Tandis que l'opposition se renforce entre ceux qui réclament plus de démocratie et ceux qui, à l'inverse, s'inquiètent d'un risque d'ochlocratie3, la démocratie paraît en danger, non fixée, non acquise, encore moins conquise.  L'affaiblissement du lien communautaire met en danger la démocratie ; en effet, l'affirmation du capitalisme apporte la satisfaction nouvelle d'accéder à l'autonomie. De plus, l'émergence de la bureaucratie, associée à la délégitimation de l'Etat-Providence, le recul des institutions de solidarité sont autant de facteurs qui attestent une crise sociale marquée par une permanente défiance de l'autre, plus considéré comme un alter ego appartenant lui aussi à la communauté des citoyens mais comme un autre dont il faut se méfier, de qui il faut se prémunir, en anticipant des moyens de riposte. Autant de facteurs qui mettent en danger les fondements de la démocratie. Cette fragmentation même au sein du peuple est éminemment mortifère et cause le déclin inévitable de la démocratie. Elle se réduit à une forme primaire : le droit primaire de faire entendre sa voix qui, dans les débats, doit l'emporter  sur la voix de tous. Chacun y va donc de son histoire personnelle sans prendre en compte le destinataire et les implications sociales qui peuvent en découler. Sous couvert de se réclamer comme une voix d'opposition possible, au nom même de l'égalité de droits que l'on prétend revendiquer, le citoyen s'enferme dans des vanités misérables qui l'éloignent encore plus des préoccupations politiques collectives. Ce narcissisme et cette incapacité à argumenter se trouvent encore aggravés par une tendance à la narration autobiographique à la radio, à la TV, dans les talkshows, sur internet. La « démocratisation de la parole », la volonté de s'exprimer et de tout dire atteste de cet appauvrissement de la démocratie. On note une régression à une société ante démocratique, avant que le peuple ne soit peuple, avant qu'il ne forme ce « corps » réclamé par Rousseau. L'individu affirme des « évidences » au lieu de cherche des contre-arguments, de s'ouvrir au dialogue et au besoin même de suspendre son jugement. Or discuter, étaler son opinion n'est pas délibérer4.  de la démocratie à l'autoritarisme : la dérive des démocraties modernes

Le XXE siècle a accouché d'un monstre, le totalitarisme qui est le contraire même de la démocratie.

Au sortir de la 2ème GM, Camus ne voit qu'une solution pour que l'histoire ne se répète pas : « Nous voulons réaliser sans délai une vraie démocratie populaire et ouvrière. Dans cette alliance la démocratie apportera les principes de la liberté et le peuple la foi et le courage sans lesquels la liberté n''est rien5. » Or si les institutions sont établies en démocratie pour protéger les citoyens, de

 

3                    gouvernement par la volonté de la foule.

4                    « La démocratie n'est pas née dans la rue, mais au comptoir d'un café du commerce et, depuis sa naissance, elle y passe l'essentiel de son temps, jamais repue de l'ivresse de ses propres discours. » PH Tavoillot, Comment gouverner un peuple roi, 2019. 

5                    « De la Résistance à la Révolution », Combat, 21 août 1944. 

récents exemples sur la scène internationale laissent entrevoir quelques failles : que ce soit Victor Orban en Hongrie, Jair Bolsonaro au Brésil ou Trump aux EU, tous font vaciller l'équilibre institutionnel de leur pays et mettent en danger le socle de leur démocratie. Récemment Trump a déclaré l'état d'urgence avant de construire le mur avec le Mexique, auquel la majorité démocrate s'est opposée, puis utiliser son droit de veto quand les députés ont voulu lever cet état d'urgence. C'est bien ici un signe du repli de l'exécutif sur lui-même qui certes a été élu par des élections libres, mais concentre entre ses mains tout le pouvoir exécutif, dont celui d'ordonner des poursuites judiciaires contre des ennemis politiques, d'exercer son droit de nomination, de tremper dans des affaires douteuses. Ce travail de sape de la démocratie se fait lentement, en même temps que progresse, insidieusement une radicalisation de l'autorité du chef. Il est plus facile pour un opposant  de la démocratie ou pour un partisan du centralisme de détériorer que de détruire, ce qui cristalliserait l'agitation et la mobilisation de certains. Ce « despotisme doux » lié au pouvoir central était décrit dans de la DA, quand T prédisait que l'Etat démocratique ne « brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse, il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » Ainsi paradoxalement, de nombreuses nations sont des démocraties par l'adoption d'une constitution, de cours de justice, d'élections au suffrage universel, mais l'exécutif ronge la liberté civile, et plus encore la liberté individuelle. Ainsi les mêmes institutions peuvent aussi bien renforcer une démocratie en provoquer la chute. 

Et le plus grand risque n'est-il pas que, malgré les apparences démocratiques, élections libres, autonomie des magistrats, Constitution librement approuvée, liberté des citoyens de faire ce qu'ils veulent, l'Etat ait la mainmise sur la vie personnelle. La liberté individuelle est biaisée en réalité puisque l'Etat rassemble des renseignements sur les individus, les fiche, transfère des informations. Ainsi la tyrannie guette-t-elle inéluctablement la démocratie. Dans Quatre-Vingt-Treize (1874), Victor Hugo raconte l'épisode de la Terreur, cette terrible « guerre civile ». Il y oppose le marquis de Lantenac, partisan de l'Ancien Régime, à son petit neveu, Gauvain passé du côté des Républicains. Magnanime, fraternel, Gauvain incarne la belle face de la Révolution tandis que Cimourdain son tuteur symbolise « la ligne droite qui ne connaît pas la courbe », face noire et inflexible de la Révolution. Un débat fictif mettant aux prises Marat, Danton et Robespierre montre la complexité de la mise en place des idéaux démocratiques et témoigne de la violence que recèle parfois celle-ci. Le passage de la démocratie à la tyrannie la plus brutale est illustré aussi par William Golding dans

Sa Majesté des mouches (1954)...Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley,  1984 (1949) de George Orwell, La Ferme des animaux, Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury...A travers toutes ces distopies, on voit à quel point tout se joue dans le langage, dans son utilisation, l'instruction permettant ou non de prendre du recul par rapport à la réalité. la désaffection grandissante pour la politique  

Dans l'Antiquité, celui qui se désintéresse de la politique est taxé d'inutilité, citoyen en défaut d'accomplissement humain. La cité grecque se situe aux antipodes de la conception moderne du régime démocratique représentatif où l'Etat, à la fois garant des libertés, gestionnaire et stratège, permet à chaque citoyen de mener une vie paisible, sans qu'on n'exige de lui une participation active dans les affaires publiques. L'homme semble bien avoir une vie propre en dehors de la politique qui ne le passionne plus. Les citoyens se déplacent moins vers les urnes. Il y aurait donc un désamour grandissant entre le peuple et le pouvoir, comme si démocratie et démos ne jouaient pas de concert, l'un continuant sa route, l'autre marchant à reculons au nom d'un repli sur soi. Gauchet dénonce l'hébétude des citoyens manipulés par les politiciens de gauche ou de droite : pendant qu'on leur parle des droits de l'homme, ils ne viennent pas embêter avec des histoires de pouvoir qui ne les regardent pas. Il invite chacun à réagir contre cette apathie : Il n'est que temps de secouer cette hébétude et de rappeler aux fiers héritiers de la Grande Révolution, autrefois à « l'avant-garde du genre humain » qu'ils sont aujourd'hui à la traîne et qu'il leur reste quelques efforts à faire rien que pour être des démocrates comme les autres.6 » Le risque est alors que la démocratie ressemble à une oligarchie simplement contrariée par de rituels appels au peuple. Car la participation n'est pas simplement faible, elle est hautement concentrée : au total entre 2 et 4% font de la politique, qu'ils soient des « professionnels » de la politique ou des militants. La compétence politique universelle que présuppose la démocratie reste donc pour le plus grand nombre virtuelle. Laurent Joffrin note ainsi : « Dans la France d'aujourd'hui, peu à peu, le peuple perd le pouvoir. Il croit détenir la souveraineté, alors qu'elle s'exerce de plus en plus sans lui. La crise de la politique qui se développe sous nos yeux, cette coupure grandissante entre les élus et les électeurs, entre les dirigeants et les dirigés, n'a pas d'autre origine. En fait, le peuple voit le pouvoir lui glisser entre les doigts. Il élit ses dirigeants, mais ses dirigeants ne dirigent plus grand chose. Sous la poussée du capitalisme nouveau, le pouvoir s'est privatisé. Il s'est absorbé dans l'économie. Il a échappé à la volonté collective, incarnée jadis par les partis, les élus et les gouvernants, bref par la politique. 7»  

La question des élites et de la compétence politique  

Le fossé entre le peuple, qui ne se reconnaît plus dans ses représentants, et les hommes politiques, produits des grandes écoles et taxés d'élitisme se creuse. D'ailleurs, avec l'étymon même de kratos, on associe souvent « démocratie » à d'autres termes comme « technocratie » ou « bureaucratie » dont la connotation péjorative est parfois synonyme d'élitisme, de fonctionnariat vain. Ainsi la

 

6      La Démocratie contre elle-même. 

7      Laurent Joffrin, Le Gouvernement invisible, naissance d'une démocratie sans le peuple, « Introduction ». 

démocratie serait, de la même façon, affaire de politiciens, réduite à une part de professionnels de la politique qui représenteraient le peuple. Ce rapprochement est problématique : peut-on concevoir la démocratie sans passer par des professionnels de la politique ? Faut-il être savant pour gouverner en démocratie ? Comme le peuple, peu au fait de l'arsenal législatif et juridique, peut-il se passer de ses professionnels ? Ne délègue-t-il pas en réalité son pouvoir à ces élus, désertant la démocratie dont il est pourtant le pilier ? Ces professionnels sont-ils à même de le représenter dans leur multitude, dans leur pluralité ? N'y a-t-il pas une incompatibilité naturelle irréductible entre cette élite et les laisser-pour-compte, les minorités ? Si « le pouvoir du peuple » est transféré à ces professionnels, ne voit-on pas naître une forme d'élitisme qui ne serait rien d'autre qu'une « aristocratie moderne » (pouvoir confié aux meilleurs), nouvelle élite non plus fondée sur le rang social mais sur d'autres principes comme l'éducation ou bien les valeurs. Du reste,  Badiou soutient que l'élection n'a aucune valeur « démocratique » substantielle ; elle n'est qu'un leurre mis en avant par les classes dominantes pour s'arroger le pouvoir et discréditer les contestations issues des mouvements sociaux8. Comment concilier par ailleurs le rôle coercitif de l'Etat avec la volonté démocratique de légitimer le peuple et de le faire souverain ? Comment réconcilier la liberté du démos et la puissance du cratos ? Cela est-il seulement possible ?  

La liberté contre la sécurité

Les penseurs attachés à la tradition libérale et ceux qui prônent une démocratie radicale semblent s'accorder sur un point : la remise en cause des libertés fondamentales au nom de la sécurité représente un danger. Cette tension entre liberté et sécurité est à l’œuvre dans l'ensemble des régimes démocratiques « néolibéraux » avec des effets concrets sur la vie sociale. Des enquêtes récentes ont montré en effet relevé la montée en puissance du discours sécuritaire, observable à tous les niveaux de la société. Que l'on pense à l'explosion des gardes à vue, des détentions provisoires, aux campagnes pour l'hygiène alimentaire et pour la sécurité routière. Comme le suggère le sociologue Ulrich Beck, les démocraties contemporaines peuvent être décrites comme des « sociétés du risque » où les citoyens cherchent à dominer leur sentiment d'insécurité. Ainsi le rôle de l'Etat est ambivalent. Il est responsable de la sécurité des citoyens, et c'est la raison pour laquelle il est tenu de prendre en charge et de « coordonner les politiques du risque ». Mais s'il ne parvient pas à gérer la crise, il attise le sentiment d'inquiétude des citoyens au lieu de le dissiper.  les limites de la fraternité et le problème des minorités

Le gouvernement démocratique se nourrit du sentiment de fraternité entre les hommes. La démocratie croît en effet sur le terreau de l'humanisme. « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition 9» note Montaigne. Fraternité qui prend chez Rousseau le visage de la

 

8 Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? Lignes, 2007.  9 Montaigne, Les Essais, III, 2. 

sympathie naturelle pour nos semblables. Mais malgré ces assises humanistes, n'y a-t-il pas des laissés-pour-compte dans toute démocratie ? La longue lutte pour les droits civiques des Noirs témoigne aux EU témoigne des contradictions de la démocratie entre la proclamation des principes d'un côté et la réalité des actes de l'autre. Les minorités noires et indiennes ne sont pas les seules à être laissées-pour-compte. Les femmes, longtemps écartées du droit de voter, de se présenter aux élections, de travailler selon leur bon vouloir, de posséder un compte en banque en leur nom propre ont également dû lutter pour que les principes démocratiques d'égalité et de liberté soient complètement appliqués. Déjà au XVIe siècle, Marie de Gournay relevait l'inégalité entre les femmes et les hommes. Au XVIIIe, Olympe de Gouges s'élèvera pour la même cause et publiera une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, dédiée à Marie-Antoinette. Evidémment les misérables, victimes des inégalités sociales sont eux aussi les laissés-pour-compte de la démocratie ; Avec les Rougon-Macquart, Zola souhaite écrire des romans sur le peuple et pour le peuple. Germinal par exemple met en scène le monde des mineurs. Marx condamne les inégalités liées au capitalisme : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! 10»Le CA montre comment la famille Roth, la famille de Seldon, à l'image de milliers de familles juives sont dépossédées de leurs droits, de leur travail (Hermann quitte un bon emploi dans une compagnie des Assurances américaine pour travailler sur les marchés). Et lorsque la colère des minorités gronde le risque n'estil pas celui de l'anarchie ? Platon a montré le risque de l'anarchie dans La République ( tc n°3) : la démocratie est ce régime qui, sous prétexte de liberté, renonce à toute norme réglant la vie des hommes et de la cité ; Cicéron (tc n°4) souligne à quel point une trop grande liberté dénature tous les rapports entre les individus et produit du désordre. La démocratie y est l'absence de normes, le règne de l'opinion et le risque de la démagogie, puisque l'égalité démocratique ne se soucie plus des compétences et des savoirs nécessaires à la réalisation des de la justice. Cette anomie comporte les germes de l'anarchie. Cette critique est restée très puissante à travers la crainte des foules. Zola, naturaliste, réputé pour sa défense du peuple, produit une image inquiétante du peuple révolté dans Germinal (1885) : « Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. » Gustave le Bon dans, dans sa Psychologie des foules (1895), montre que la foule forme un corps dans lequel l'individu est absorbé et privé de sa capacité propre à raisonner. Cela fait des foules des entités passionnelles particulièrement dangereuses. Ce que confirme Freud, discutant Le Bon, quand il estime dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921), que la foule est le lieu d'expression des pulsions débridées par l'intermédiaire de l'identification au chef, incarnation du père. Au-delà de la foule révoltée, le règne de l'opinion qui menace les démocraties. La multiplication des journaux

 

10   Manifeste du Parti communiste, 1848. 

au XIXe siècle et l'instruction pour tous favorisent la naissance d'une opinion publique. Il s'agit d'un phénomène majeur de la démocratisation de la société française. Mais ce qui peut sembler positif d'un côté apparaît comme une menace de l'autre. Nous sommes soumis à une dictature de l'opinion. En effet, l'opinion publique est tellement centrale dans les démocraties modernes qu'il semble épineux de la critiquer ou d'y déroger : difficile alors d'échapper au conformisme.  l'économisme contre la démocratie

Déjà en 1835, Tocqueville écrivait dans De la DA : « Le matérialisme est chez  toutes les nations une maladie dangereuse de l'esprit humain11» invitant les législateurs des démocraties à hisser les âmes des citoyens vers le Ciel. Or, le matérialisme lié à la production des richesses devient un idéal qui menace la démocratie. « Dans la débâcle des croyances et des idéologies, il en est une qui résiste : l'économie.12 » note Pascal Bruckner. La promotion de l'économie comme vérité et loi suprêmes  n'est pas étrangère, et bien avant la thématique de la mondialisation, à l'amoindrissement de la politique et de la méfiance dans la souveraineté populaire. En ce sens, de même qu'ils se rejoignent sur la question de l'Etat, le marxisme et le libéralisme se retrouvent pour prôner une sortie de la politique fondée essentiellement sur cette promotion de l'économie et de son discours. Contrairement à la représentation politique des Grecs anciens, le marxisme nie à a la politique une quelconque autonomie par rapport à l'économique et au social. Clairement Marx vise l'extinction du politique car à ses yeux l'économie est la vérité ultime de ce dernier. Mais, ce faisant, il est possible à l'instar de Rosanvallon de mettre en lumière ce qu'il nomme dans Le Libéralisme économique, « l'horizon libéral de la pensée marxiste. ». Car le libéralisme met l'accent sur le producteur et le consommateur, non sur le citoyen. La politique y est un supplément de l'économie et la liberté des « Modernes » pour reprendre l'expression de Constant, est avant tout négative : contre les dangers d'une main mise du politique sur l'existence de l'individu, la liberté de sortir du politique, de ne pas participer, y est en effet mise en avant bien davantage que la liberté de participer aux affaires publiques. L'ordre des dangers prioritaire semble donc s'être inversée : c'est la possible dilution de la communauté politique et de la démocratie que semble aujourd'hui impliquer le triomphe de cette logique libérale. Le « néolibéralisme » intellectuellement et politiquement dominant depuis le début des années 1980 et la mondialisation qui en est l'oeuvre alimentent l'économisme, croyance comme l'écrit Emmanuel Todd dans L'Illusion économique selon laquelle : « le mécanisme économique serait le moteur de l'histoire, une cause première dont tout découlerait ». Mais si cette dernière formule est juste, l'économisme nie jusqu'aux justifications politiques de la démocratie. C'est aussi ce que  démontre Bruckner dans Misère et prospérité : « Ce n'est pas du capitalisme qu'il faut sortir mais de l'économisme. De la glorification, par tous les camps, d'une discipline qui prétend régir la société tout entière, nous transformer en hamsters laborieux réduits au simple rôle de producteurs,

 

11   De la Démocratie en Amérique, Tome II, Deuxième partie, chapitre XV, 1835.  12 Pascal Bruckner, Misère de la prospérité.  

consommateurs ou actionnaires. » Plus encore si l'économie devient valeur suprême, l'Etat devient vide idéologique qui ravale la politique à une technique administrative, « un Etat sans idées ni valeurs (qui interdit de juger, par conséquent, de toutes les questions autres que techniques). » note le philosophe Jean-Claude Michea dans L'Empire du moindre mal (2007). Le « moindre mal » consisterait donc en un principe de gestion des affaires publiques, valant comme garantie contre les risques de toute idéologie totalitaire (vécue avec le nazisme, le fascisme italien et le communisme). Mais la « neutralité » avancée pourrait relever du leurre idéologique : la disparition du septentrion revient à poser comme seule valeur celle de l'accumulation économique du gain qui protège l'existence matérielle du pire. Comme arrivés à la fin de l'Histoire, persuadés qu'il n'existe aucune alternative (selon la formule ressassée par Margaret Thatcher : « There's no alternative », les hommes seraient ainsi tenus de vivre heureux dans un espace sans horizon autre que celui d'un progrès technologique raffinant les promesses de longétivité et de divertissement. L'Europe occidentale réaliserait ainsi à merveille le projet correspondant au portrait de l'homo economicus guidé par la main invisible d'un dieu harmonisant le « divin marché » -pour reprendre le titre de Dany-Robert Dufour, suggérant le lien entre libéralisme et libération des pulsions. Description troublante de l'homme moderne en calculateur, inspiré sans le savoir, tel qu'il est décrit sous la plume d'Adam Smith (1776) : « [L'individu] ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière que son produit ait plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain...13 » Car l'économisme dissout le lien social, exalte la concurrence et produit au final l'individualisme. L'individualisme.  

6)Les défis des démocraties modernes  

 Faible participation ; la démocratie non seulement ne reproduit pas l'égalité sociale, mais elle fonctionne de manière à reproduire l'inégalité sociale (monopole de ceux qui font de la politique au regard des autres). L'oligarchie est-elle l'avenir inévitable de la démocratie ? 

 L'économie devient une vérité suprême. Le libéralisme met l'accent sur le producteur et le consommateur, non sur le citoyen. La politique y est un supplément de l'économie et la « liberté des modernes » pour reprendre l'expression de Benjamin Constant est avant tout négative. Le néolibéralisme14 et la mondialisation15 alimentent l'économisme. Or l'économisme nie jusqu'aux

 

13   Adam Smith, Recherche sur la nature et sur les causes de la richesse des nations, IV, 2. 

14   Néolibéralisme : "néolibéralisme", voire "ultralibéralisme", est un terme plutôt vague, ayant une connotation péjorative, pour désigner tout à la fois une idéologie, une vision du monde, des modes de gouvernement, des théories marquant un renouveau et une radicalisation du libéralisme, forme actuelle du capitalisme. Le néolibéralisme se caractérise par : 

               une limitation du rôle de l'Etat en matière économique, sociale et juridique ; 

               l'ouverture de nouveaux domaines d'activité à la loi du marché   

               une vision de l'individu en tant qu'"entrepreneur de lui-même" ou "capital humain" que celui-ci parviendra à développer et à faire fructifier s'il sait s'adapter, innover...  

justifications fondatrices de la démocratie. C'est ce que démontre Pascal Bruckner dans son ouvrage, Misère de la prospérité : « Ce n'est pas du capitalisme qu'il faut sortir, mais de l'économisme. De la glorification par tous les camps, d'une discipline qui prétend régir la société entière, nous transformer en hamsters laborieux, réduits au simple rôle de producteurs, consommateurs ou actionnaires. »  

L'individualisme, quête de soi dans le déni des espérances collectives et des réalisations communes. A travers l'atomisation de la société démocratique, conséquence de la passion de l'égalité, la démocratie génère de l'individualisme. Si l'accomplissement personnel devient l'unique et ultime valeur de l'homme « postmoderne » que peut-il rester de la politique. 

L'avenir de la démocratie paraît bien incertain. 

Il faut éviter d'étudier la démocratie comme un dogme refroidi ; malgré ses idéaux, ses principes, ses valeurs, elle ne saurait devenir une religion : « Personne ne possède la vérité de la démocratie, car la démocratie est structurellement inachevée » lance Pierre Rosanvallon16. Et de fait, Les Cavaliers, L'Assemblée des Femmes d'Aristophane, De la DA de Tocqueville et Le Complot contre l'Amérique de Philip Roth en révèlent une image mobile ambiguë. Car penser les fondements de la démocratie exige de la remettre en question, d'en débattre, comme dans les pièces d'Aristophane, comme dans le roman de Roth dans lequel la polyphonie des voix, leur égalité construit un espace démocratique auquel le lecteur participe également. Philosophiquement parlant, le concept manque d'unité et d'objectivité. Parler de la démocratie, c'est se livrer potentiellement à sa critique. Les comédies d'Aristophane sont des satires, De la DA de Tocqueville met en relief les failles de la démocratie tandis que Le CA révèle la mascarade démocratique sous la présidence de Lindbergh. Et ceci ne cesse justement de nous questionner : car, la démocratie occidentale semble aller de soi : qui pourrait réfuter que la liberté, l'égalité, la fraternité, la justice et la tolérance doivent mener le monde. Alors pourquoi en relever les difficultés, les limites, les dangers, les paradoxes ? Pour montrer qu'elle n'est pas viable ? Certainement pas. Plutôt pour ne cesser de la repenser et de la faire exister. Plus encore, l'écriture, qu'elle soit littéraire ou philosophique, laisse une trace des écueils et des ténèbres dans lesquels la démocratie peut sombrer en même temps qu'elle permet de la réinventer. Surtout parce qu'elle n'est pas écriture de soi ; brisant le carcan narcissique, nos œuvres projettent chacune à leur manière le rapport à l'autre, à la polis ; or, c'est dans ce rapport, que surgit

 

 

15                 La mondialisation, ou globalisation pour les Anglo-Saxons, désigne en premier lieu un processus économique, qui étend le principe libéral d'une économie de marché à l'ensemble de la planète. Mais, la mondialisation n'est pas seulement un phénomène économique, elle est aussi culturelle, ainsi des produits culturels de plus en plus standardisés (exemple : les films hollywoodiens) circulent à l'échelle internationale. La mondialisation peut être également juridique et politique, elle se manifeste alors par des transferts de souveraineté des États vers des ensembles supranationaux comme l'Union européenne, ou la Cour internationale de justice.

16                 Pierre Rosanvallon, La Démocratie : histoire, théories pratiques, Sciences humaines éditions, 2010.  

une promesse de liberté, d'égalité, de fraternité.  

7)Les remèdes ?  

Redevenir citoyen  

Associer plus étroitement les citoyens à la vie politique et à la prise de décision. La candidate socialiste, Ségolène Royal en avait fait en 2007 un argument de campagne, proposant de mettre en place des jurys citoyens, qui agiraient en complément des parlementaires dans l'élaboration d'un loi. De ce point de vue, la politique locale a joué un rôle précurseur, à la faveur de la décentralisation opérée au début des années 1980. Participer à des débats en nous engageant dans le monde qui nous entoure est peut-être la première chose à faire pour sauver la démocratie. Et en ce sens repolitiser les enjeux locaux (et nationaux) pour que les citoyens puissent s'investir pleinement dans la vie démocratique et pour que soit remise en cause la séparation de plus en plus nette entre les professionnels et les profanes de la politique. La démocratie implique un décentrement. Il faut que l'individu accepte de voyager, de se déplacer, d'aller à la rencontre d'autres peuples et d'ainsi jauger son degré d'implication dans la démocratie. Le référendum, pour que le citoyen, incessamment consulté, prenne une part constante au choix de l'exécutif et du Parlement. Par exemple, les Gilets Jaunes réclament le Référendum d'Initiative citoyenne (RIC) qui permet à des individus qui réuniraient un nombre suffisant de signatures fixé par la loi de créer un référendum sans l'accord du Président de la République ou du Parlement. Cela révèle un désir de retrouver la souveraineté du peuple et d'exister en tant que forme citoyenne constante, et non plus annexée à la volonté d'un exécutif ou de représentants. Ainsi s'agit-il de cultiver la démocratie délibérative de la démocratie et de réclamer des mesures de démocratie directe car « il y a une essence démocratique de la délibération et une essence délibérative de la démocratie. 17»

La désobéissance civile 18// « L'indocilité » Ch 1, p. 85. Tocqueville

Albert Ogien et Sandra Laugier dans Pourquoi désobéir en démocratie (2011) considèrent la désobéissance civile comme inhérente à la démocratie. Selon eux, elle n'est pas un refus de la démocratie, mais au contraire la condition d'un exercice achevé. La désobéissance civile serait un moyen de faire advenir une démocratie grandie par sa capacité à élargir ainsi la liberté des citoyens. Ainsi être citoyen ne se limiterait pas à un territoire donné. En vertu de la DDH, l'homme est avant tout un homme et un sujet de droit, dont la souveraineté n'a rien de national mais s'étend à l'échelle du monde. Depuis la deuxième GM et l'Union des mays démocratiques européens, se défendant d'être exclusivement nationaux, face aux dogmes nazis, nous assistons à un cosmopolitisme démocratique, à un sentiment démocratique transnational de la part des individus qui s'attribuent des droits et des devoirs à l'échelle de la planète en se réclamant des citoyens du monde. N'est-elle

 

17   Tavoillot, ibid.  

18   Titre d'un essai de Thoreau. « le meilleur gouvernement est delui qui gouverne le moins ». 

pas cependant la dictature de la minorité, voire de l'ego ?  

S'instruire et développer ses valeurs morales  

Condorcet fut le premier à réfléchir sur les conditions d'une constitution d'un langage commun nécessaire à la rationalisation du débat politique pour limiter les galimatias et les logomachies politiciennes. Or l'éducation du plus grand nombre constitue le levier qui permettrait une véritable avancée de la souveraineté, entendue comme le droit pour chacun, de prendre part, en conscience aux décisions collectives, par voie directe ou par le biais de la représentation. Comment s'instruire ? Par l'école et par l'information : elle est un droit inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) à l'article 19 : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété par ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. » Dans la DDH de 1789, on pouvait lire à l'art. 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Libre communication = liberté d'expression. Elle permet l'information à la vie publique et politique : actualité, mais aussi élévation du débat qui permet à chacun d'exercer son droit et son devoir de Citoyen ; le risque serait celui d'une information formatée ou visant à la propagande empêchant de connaître ce qu'il doit connaître pour penser et agir en citoyen. Autres risques celui des fake news ou encore du JT qui prétend dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. En même temps, il n'hésite pas à plonger le spectateur dans un état de sidération, en faisant défiler sous son regard un flot ininterrompu de scènes arrachées au réel, souvent déconnectées de leur contexte, comme volées à la vie, éclats de souffrance ou de joie, bribes de violence, dont on ne peut, au vol, saisir le sens profondément humain. Comment alors prendre possession des informations nécessaires à la réflexion et à l'engagement politique et démocratique ? Qu'en est-il de la souveraineté du citoyen, si l'essentiel se dérobe à son regard, et si son consentement ne porte que sur la séduction du spectacle visible ? Quelles sont les valeurs à cultiver pour que l'individu devienne un « bon » citoyen ? La vertu politique, autrement dit, l'amour de la chose publique, l'amour de la patrie et de l'égalité. Elle implique le privilège de l'intérêt commun sur l'intérêt particulier, un renoncement à soi-même, un combat contre l'ambition et l'avarice. Il ne s'agit pas de renoncer aux passions, mais d'en cultiver certaines :  L'exigence de sincérité, la confiance (du peuple pour ses gouvernants, condition de leur légitimité), l'écoute, la tolérance, l'altruisme, les connaissances, l'analyse et l'esprit critique, autrement dit, il faut être lucide et traquer les signes de mythos derrière des discours pseudos-argumentés.  Du peuple souverain au peuple juge

Si juger consiste à mettre à l'épreuve une conduite ou une action, la démocratie passe peut-être paradoxalement par la surveillance du peuple qui pourrait s'estimer trahi par les gouvernants et les représentants ne se montrant pas digne de la confiance accordée. En Grèce, Aristote rappelle qu' »un citoyen au sens plein du terme se définit adéquatement par sa double participation à une fonction judiciaire et à une fonction publique.19 »En Angleterre, la procédure d'impeachement permet d'accuser et de traîner un roi devant les tribunaux. Aux EU, la procédure du recall utilise le suffrage universel non pour élire mais pour révoquer un élu. C'est l'une des 4 modalités du RIC. 

Conclusion : La démocratie n'est pas une forme stable, donnée de tout temps ; elle est plastique, sujette à variations et vouée à l'inachèvement. Loin de se réduire à un idéal, elle suppose un questionnement permanent sur ses valeurs, ses procédures et ses dangers. « Car la démocratie est moins un trésor à défendre qu'un mode d'existence commune à inventer dans un monde engagé dans un perpétuel changement. » note Tavoillot. Si elle semble en voie de mondialisation et d'universalisation, elle est loin de triompher irrévocablement. Elle porte en elle la variabilité et la fragilité des choses humaines. L'au-delà de la démocratie peut être source d'espoirs ou d'inquiétudes : son avenir dépend de ce que les hommes feront collectivement de leur destin politique. Ni le marasme immobile et béat, ni la chute finale ne sont les chemins à prendre. Comme le note Gauchet, « c'est du côté des germinations confuses que se joue notre avenir. » A nous de la penser et de la repenser sans cesse pour lui donner une chance d'exister pleinement et de se renouveler sainement. 

 

19            Les Politiques